techniques & ARCHITECTURE 418 CRÉATION DANS L’ANCIEN – 1995
Création dans les lieux de l’Histoire
Depuis les origines de l’Histoire, la création des villes ou leur régénération s’est épanouie en phase avec une évolution de l’architecture. La société, secouée par les guerres, les catastrophes naturelles, les épidémies, les totalitarismes et les révolutions qui l’ont malmenée, a toujours tenté de progresser, chaque génération voulant dépasser, voire surpasser, celle qui l’avait précédée. Par plaisir autant que par nécessité, la société laisse des traces construites qui la représentent le mieux possible. Les ethnologues ont restitué cette cohérence entre l’image de la ville (ou du village) et la structure de la société et de son pouvoir. Pour ne prendre que des exemples célèbres, Lévi-Strauss, Soustelle, l’ont parfaitement démontré chez les Bororo d’Amérique du Sud et chez les Aztèques. Les envahisseurs, au nom du pouvoir économiques ou religieux ont récupéré, détourné, voire «digéré» les bâtiments des peuples conquis : en Sicile, les chrétiens ont conservé les temples grecs, les utilisant comme nefs pour leurs églises romanes ; à Cordoue, la mosquée est devenue une église, à l’inverse, à Sainte Sophie de Constantinople, la basilique est devenue une mosquée et a servi de modèle à la nouvelle mosquée voisine (la Mosquée Bleue). Les villes se reconstruisent sur elles-mêmes, Babylone en est l’exemple le plus caractéristique; mais toutes les villes ont évolué sur leur mémoire, accumulée sous forme de strates qui font le bonheur des archéologues aujourd’hui, lorsque nous restructurons les centres anciens de nos cités. Pour s’en tenir au continent européen, on sait que chaque grande époque a connu son style dominant : roman et féodal, gothique, Renaissance, classique, etc. Ces styles étaient tous issus de l’idéologie du pouvoir et de la classe dominante. La compétition des pays et les échanges économiques et culturels qui leur permettaient de se développer, a entraîné, une prolifération de villes et de bâtiments qui respectaient les règles d’or du style majeur, tout en s’adaptant à des contraintes d’économie ou de culture locale. Les matériaux (terre, brique, pierre, ardoise, verre), les signes (naturels, métaphoriques, symboliques) étaient imposés par la terre d’extraction ou inspirée par la source de la richesse (l’architecture de «cordage» de l’époque Manuéline des conquérants portugais). Le respect du passé et la notion de patrimoine n’excitaient que dans la mesure où ils pouvaient être utiles au développement de la cité : Napoléon vendit l’abbaye de Cluny qui fut démontée pierre par pierre les chrétiens d’Éphèse utilisèrent des fragments du temple d’Artémis pour ériger la basilique St-Jean. Les villes subissaient le même sort : les destructions entraînaient les gouvernements à remodeler des quartiers entiers. Cela se faisait sans aucun état d’âme. Il n’y a pas si longtemps, la cathédrale de Paris était entourée de maisons et la cour du Louvre n’était pas une cour. Déjà l’époque baroque avait, dicté des règles de composition directement issues des systèmes philosophiques de Descartes, Hobbes, Spinoza et Leibniz ou du principe de la monarchie absolue de «droit divin»1. Ce fut l’émergence de «l’esprit de système» (d’Alembert). «Alors que l’univers géométrique ordonné de la Renaissance était fermé et statique, la vision baroque en fait un système ouvert st dynamique (… ). La structure de la cité baroque se compose de foyers (constructions et places monumentales) reliés entre eux par des voies rectilignes et régulières. Lorsque fut créée à Paris, la rue Dauphine au début du XVIIe siècle, il fut ordonné à ses habitants de faire les façades de leurs maisons toutes de la même façon» 1.
On trouve donc des directives de construction mais on ne trouve jamais, dans les écrits ou les théories des systèmes, la notion de relation des nouveaux édifices avec leurs «ancêtres». On superposait. La logique de chaque système était autonome dans le parcours de l’Histoire. L’apogée de cette époque a été atteinte à Paris par Haussmann en 1853.
«Le système de rues existant n’était plus adéquat pour le centre administratif d’une économie capitaliste en expansion. Sous la brève autocratie de Napoléon III, la solution radicale d’Haussmann à l’aspect physique de ce problème complexe, fut le percement» 2. Cela, lié aux volontés policières de maintien de l’ordre dans une cité dont on pouvait craindre les mouvements sociaux, a conduit aux grandes avenues que nous connaissons aujourd’hui.
La ville devient concept
La civilisation industrielle de la fin du XIXe et de la première partie du XXe siècle a constaté qua la ville ancienne était de nouveau inadaptée à ses exigences. C’est à ce moment que la ville apparaît en tant que concept (plan à trame de Burnham, pour la ville de Chicago en 1909).
Françoise Choay dans une intervention au Colloque des Architectes des Bâtiments de France de juin 1993 situe «l’invention de la ville historique et du patrimoine urbain» aux environs de 1850. «Les aménageurs du XIXe siècle ont constitué l’espace de la ville comme objet en même temps qu’ils inventaient l’urbanisme comme discipline (… ). L’émergence du nouvel espace urbain renvoyait par contraste et différence aux cités et aux tissus traditionnels dont ils appelaient l’étude et le questionnement».
Les architectes de cette époque qui ont souvent été aménageurs, se posaient souvent la question de la cohérence de leur projet avec ceux de leurs prédécesseurs, même si leur écriture architecturale était très différente. Auguste Perret construisit un immeuble en 1902, avenue de Wagram à Paris, dans l’esprit «art nouveau » avec une ornementation florale sur l’ensemble de la façade. Il respecta dans le tracé de sa façade l’organisation des ouvertures avec celles des façades des deux immeubles contigus. Ce souci de la continuité géométrique, même si l’écriture architecturale est en opposition ment chez les tenants d s courants les plus novateurs de cette période, comme Rietveld (mouvement de Stijl). Ainsi, la maison Schröder-Schrader construite à Utrecht en 1924, édifiée dans l’alignement de maisons du XIXe siècle, est-elle à maints égards une réalisation issue du tot een beeldende architecture (16 points d’une architecture plastique) de Van Doesburg publié à l’époque de sa construction. «En était, comme il l’avait prescrit, élémentaire, économique et fonctionnelle : non monumentale et dynamique, anti-cubique dans sa forme et antidécorative dans sa couleur» 2. Cette maison reprend par l’acrotère, l’organisation des balcons, les plans de couleurs, les jeux d’horizontales et de verticales, qui composent la maison voisine. Ce n’est pas un objet isolé, c’est une création contemporaine, en cohérence avec le contexte urbain dans lequel elle s’inscrit.
À la même époque, Le Corbusier terminait sa conférence sur «L’Esprit Nouveau en Architecture » le 12 juin 1924 en ces termes : «L’urbanisme qui est la chose éminente sans laquelle l’architecture n’a pas de sens (… ) va nous apporter sur des tracés géométriques, des villes neuves et qui pourront être aussi bien intramuros qu’extra-muros. L’urbanisme s’attaquera à la grande ville et n’ira pas construire des cités neuves dans des pays neufs et inconnus : il est fait pour s’appliquer à l’état actuel des villes actuelles (… ) Les capitales devront se transformer totalement sur leur propre milieu. Et là encore, je le répète, l seul guide possible sera l’esprit de géométrie» 3. Ce texte fondamental du Mouvement moderne illustre la rupture qui s’est produite entre l’urbanisme comme concept et la ville comme réalité historique.
Cette pensée évoluera jusqu’à la Charte d’Athènes (1941), puisque le chapitre «patrimoine historique des villes» indique :
Art. 65 : «les valeurs architecturales doivent être sauvegardées (édifices isolés ou ensembles urbains)».
Art. 66 : «elles seront sauvegardées si elles sont l’expression architecturale d’une culture antérieure et si elles répondent à un intérêt général».
Art. 67 : «si leur conservation n’entraîne pas le sacrifice de populations maintenues dans des conditions malsaines.»
Art. 70 : «l’emploi de styles du passé, sous prétexte d’esthétique, dans les constructions neuves érigées dans les zones historiques, a des conséquences néfastes. Le maintien de tels usages ou l’introduction de telles initiatives ne sera toléré sous aucune forme.»
Ces idées n’ont rien perdu de leur pertinence dans la création contemporaine en site ancien ou pour la conservation des bâtiments de !’Histoire.
Même Wright, qui était pourtant bien loin de Le Corbusier, pour un projet provocateur comme le musée Guggenheim de New York en 1943, a tenu compte des bâtiments sur lesquels il s’appuie. Le projet fut dessiné et réalisé par Wright de 1943 à 1959 puis continué par les architectes du Taliesin sous la direction de William Wesley Peters après la mort de Wright en 1959. La trame circulaire de composition du musée, se trouve comme comprimée pour devenir une trame hexagonale pour la partie adossée au bâtiment mitoyen. La photo que nous reproduisons ici a été prise en 1983 donc avant les travaux d’extension récents.
En cette fin du 20e siècle, l’ère industrielle étant révolue dans nos sociétés occidentales, le temps s’est accéléré, les courants de la pensée architecturale se sont éparpillés.
Continuer la ville
Nous sommes à une époque de doute dans tous les domaines de la vie sociale et de la pensée. Les grandes idéologies politiques et économiques sont restées dans l’utopie et leurs applications ont tourné court. Le rééquilibrage des axes Nord-Sud, puis Est-Ouest entraîne pour nos pays riches une période de crise économique dont aucun projet ne permet d’escompter la fin. Cela modifie le comportement de la société en représentation dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture et peut entraîner deux réponses. Une réponse pessimiste, de repli sur le passé, considère que l’âge d’or est révolu, qu’il n’y a d’autre Paradis que celui qui est derrière nous. L’autre, plus optimiste, envisage la période de mutation que nous traversons comme une occasion de continuer la ville, de battre en brèche les a priori et les idées reçues, afin de recréer le grand débat et les idées qui permettront à nos sociétés de passer dans l’ère postindustrielle.
L’époque des grandes rénovations est révolue, les centres anciens et les quartiers de l’Histoire deviennent le champ d’un débat, voire d’une querelle sur l’insertion d’une architecture actuelle dans les lieux de la mémoire collective. Beaucoup de projets, dont ce numéro montre les plus récents, respectent des éléments de théorie qui méritent peut-être d’être médités.
Depuis les années 80, les interventions sur la ville et sur l’architecture se sont reliées : on passe sans rupture de l’une à l’autre. Un travail de création identique est accordé au détail de modernisation d’un bâtiment ancien comme à la restructuration d’un quartier entier. La notion même de patrimoine est battue en brèche : on est passé de la notion d’ancien à la notion de signe majeur d’une époque, ainsi le Centre Pompidou, l’Institut du Monde Arabe, l’Arche de la Défense, la Villette… font-ils déjà partie de notre patrimoine ?
Cette question sur la valeur culturelle et historique voire trans-historique, du patrimoine, tout citoyen se la pose, mais l’architecte doit y répondre lorsqu’il construit en relation directe avec les lieux de la mémoire collective.
Pour esquisser une théorie sur ce sujet, on peut essayer de dégager des réalisations indiscutables des dernières décennies une grille d’analyse. Répertorier et classer les éléments qui constituent le projet serait peut être l’occasion d’amorcer le débat et – qui sait – de dégager les règles qui ont guidé les architectes d’autres périodes de l’Histoire. Cette grille d’analyse doit permettre de transcender les courants architecturaux et de rechercher ceux qui respectent, dans leur création, la cohérence de l’ensemble dans lequel s’insère le projet ou le bâtiment.
La Banca Popolare de Carlo Scarpa à Vérone, projet terminé par son associé Arrigo Rudi en 1981, illustre cette cohérence sur la façade donnant sur la Piazza Nogara. Le dessin est ordonnancé selon une asymétrie, l’horizontalité de la modernité est combinée avec la verticalité de !’Histoire par l’ornementation. Le travail de Scarpa est modeste comme l’est celui de Mario Botta pour la Bibliothèque du Couvent des Capucins à Lugano ; les racines du lieu sont présentes sur la composition de la façade. Le matériau, par sa texture, assure la cohérence ; il existe une correspondance entre les matériaux d’aujourd’hui et eu d’autrefois, il suffit qu’ils appartiennent par leur texture et leurs propriétés constructives à la même famille (pierre-béton, bois-métal en bandes, vide-verre, plein-métal en feuilles, etc.)
Cette correspondance des matériaux est l’une des règles de composition du projet d’extension du Fogg Museum à l’Université d’Harvard de James Stirling, dont l’entrée est à mettre en relation avec les signes des ouvertures des monuments voisins, et dont l’autre référence évidente est la maison de Joséphine Baker d’Adolf Loos. Dans une toute autre écriture architecturale, ce travail à partir des matériaux se retrouve au théâtre des Bouffes du Nord à Paris de Peter Brook, concept repris par Hardy Holzman Pfeiffer au BAM Majestic Theater à Brooklyn (New York); la modernité (permanente?) de l’espace est constituée par le volume de la scène qui occupe l’ensemble du théâtre, et par la patine accentuée sur les parois qui donne l’impression d’intemporalité (de permanence encore) de ce lieu. Une sorte de détournement d’un lieu ancien dont la modernité devient totalement abstraite. Cette mise en relation d’un espace moderne et d’un espace ancien se retrouve sur un autre plan quand il s’agit de créer une extension (ou inclusion à) d’un bâtiment ancien.
Stratégie spatiale
Deux projets illustrent cette démarche : l’amphithéâtre de la faculté des Sciences de l’Education à Urbino (Italie) de Giancarlo de Carlo et le Central Public Hall («Urban egg») à Nakanoshima (Osaka) dessiné par Tadao Ando. Ces deux projets créent une rupture de formes, des espaces autonomes, une confrontation avec l’Histoire. Mais pour chacun de ces deux projets, l’un extérieur, l’autre intérieur, le bâtiment ancien reste prééminent par son échelle, par l’espace qu’il occupe et par la perception dont il est l’objet dans la cité.
On retrouve chez Ando la même stratégie spatiale dans le projet de concours pour le Musée d’Art Moderne et d’Architecture de Stockholm. Ce projet est tracé en reprenant l’axe d’une ancienne église pour composer le musée puis en décalant l’ensemble du projet vers l’eau. Les hauteurs, les échelles, l’ordonnancement des bâtiments, s’insèrent dans la silhouette urbaine existante. C’est un projet qui reprend l’héritage donné par la ville et le renouvelle. L’héritage, en même temps que le renouvellement des formes urbaines, sont une des clés qui permettent d’ouvrir la ville ancienne à la civilisation contemporaine.
Trois projets illustrent ce propos dans des contextes urbains très différents, et dans des écritures architecturales tout aussi distantes. Le Palais de Justice de Lérida de Roser Amada et Luis Domenech4, appuyé sur un mur traité comme une métaphore de fortification, illustre le jeu sur les traces, les matériaux, les pleins, les vides et l’organisation de la silhouette urbaine que peut engager la construction contemporaine en milieu ancien.
L’Ambassade de l’Inde aux USA située à Manhattan de Charles Correa, bâtiment rouge que Correa lui-même compare à un «Indien bien élevé qui a vécu à New York depuis de nombreuses années», est un bâtiment qui continue la tradition de sa cité d’accueil tout en révélant son origine étrangère.Enfin, la même démarche se retrouve dans le travail d’Alvaro Siza pour la reconstruction du quartier du Chiado à Lisbonne5, cette ville «patchwork» reconstruite après le tremblement de terre et les incendies, et dont les quartiers n’ont jamais été reconstruits «à l’identique».
Ces projets de tendances architecturales très différentes manifestent tous un refus de retour en arrière, et donc un refus du pastiche ou d’une réécriture détournée del’ architecture. Leurs différentes approches construisent la question de l’architecture contemporaine en milieu ancien sur quatre pôles.
Les rappeler peut constituer une grille d’analyse pratique de ce type de démarche.
L’inscription dans le site :
– volume, échelle, profil ou silhouette dans le paysage urbain ;
– mode d’inscription dans la trame urbaine (conforme, décalée, etc.).
La cohérence avec l’environnement :
– réponse modeste dans le prolongement du passé ou réponse de manifeste, rupture.
La présence de l’Histoire :
– marques, allusives ou directes, du passé dans les matériaux, les textures, les tracés.
L’affirmation de la Modernité :
– dialogue avec l’Histoire joint à l’affirmation d’une démarche contemporaine (espaces, technologies, innovations) ;
– refus de la copie, de la parodie ou du pastiche.
C’est, à mon avis, par ce type de démarche consciente (civilisée) que la construction en milieu ancien devient création architecturale à part entière.
Benoit Jullien
1 Christian Norbert-Schulz, in Architecture baroque et classique, Ed. Berger-Levrault, 1979.
2 Kenneth Frampton, in L’architecture Moderne, une Histoire critique, Ed. Philippe Sers, 1985.
3 Le Corbusier, in Almanach d’Architecture Moderne, Ed.Altamira.