techniques & ARCHITECTURE 377 MARIO BOTTA – 1988

LES AILES DE L’ESPACE

Laéronautique et lastronautique hantent l’architecture. Les fantasmes de l’envol, de la vitesse, de l’apesanteur s’y transcrivent. Mais, il ne s’agit pas uniquement d’un échange de signes. La construction terrestre emprunte aussi à l’aviation et à la conquête spatiale leurs technologies. Les lourds avions civils, les engins militaires furtifs et les stations orbitales apportent à l’architecture les savoirs et les métaphores d’une histoire en train de s’écrire.

L‘aéronautique et l’astronautique appartiennent à notre siècle. L’essor, vieux fantasme n’a d’abord été qu’une transgression de l’architecture. Ainsi, Babel s’est élancée vers le ciel. L’envol est né d’un dépassement de la locomotion. Icare s’est jeté du haut d’une falaise avec un engin planant. Puis, on a vu surgir des charpentes propulsées par des pédaliers, des moteurs à explosion, à réaction. Les recherches sur le plus léger que l’air ont servi à l’exploration de l’espace. Les réacteurs ont poussé les fusées hors de la pesanteur terrestre. Les satellites et engins orbitaux ont commencé à conquérir l’espace. L’astronautique a ouvert les portes de l’univers et libéré l’éternel Icare de la pesanteur.

Les techniques de l’aviation et de la conquête spatiale intéressent l’architecture en ce sens qu’elles génèrent des objets dessinés et fabriqués minutieusement mais indépendamment de toute préoccupation esthétique. Pourtant, certaines pièces sont d’une beauté incontestable.

Les défis à la pesanteur

Les lois de la gravitation ayant comme incidence la pesanteur terrestre. il convient de distinguer les objets qui obéissent à la pesanteur (avions, lanceurs) de ceux qui lui échappent (avions spatiaux, satellites ; stations orbitales).

Les grands avions civils, dont la forme. a très peu évolué depuis quelques années s’.attacher,it essentiellement à développer la robotisation et la capacité de transport des marchandises et des commercialisés au cours des prochaines années, ressemblent beaucoup aux Boeing et aux Caravelle. Ils demeurent moins sophistiqués que le Concorde au nez mobile. On peut penser que la forme de ces machines a trouvé un état d’aboutissement tel que le problème nest plus du tout de la faire évoluer. L’espace intérieur de lavion en revanche mériterait de faire lobjet de recherches d’expressions contemporaines. À la modernité des formes extérieures soppose en effet le curieux et décevant aménagement en « salon bourgeois» des années 60 de lhabitacle. Le mode de transport le plus moderne donne dans le genre le plus désuet. On peul se demander pourquoi les Industriels de ces machines ne font pas appel à la créativité internationale dans ce domaine.

Réduction des gros transporteurs, les petits avions civils bénéficient du même achèvement formel et consacrent leurs recherches aux performances économiques et à la curité de la navigation.

Pour les avions militaires, l’ère de la charpente est totalement révolue. Les courbes se substituent aux lignes droites pour régler les tracés. Ainsi, les formes sont désormais traitées par élément de surfaces gauches que linformatique permet de calculer et de dessiner. Seuls de nouveaux concepts d’utilisation font évoluer la forme ou la texture de ces engins.

Le Rafale, fabriqué par les Avions Marcel DassaultBreguet Aviation est lun des objets les plus représentatifs de la tendance actuelle. La voilure en delta est à double flèche, l’empennage canard de grande surface est surélevé par rapport à la voilure. Ce biréacteur possède une entrée dair d’un dessin nouveau, dont le cylindre est prolongé par un volume en creux sur le fuselage. Il est pourvu d’une monodérive. Toutes les courbes et surfaces du Rafale sont tendues et équilibrées par des plans triangulaires. Le concept principal est un double cylindre constitué par les réacteurs, sur lequel viennent tangentiellement des plans et des surfaces gauches, sortes de coquilles que lon pourrait séparer les unes des autres, et qui donnent l’impression d’une fusée remodelée.

La structure, d’un type nouveau, utilise des composants en matériaux composites comme les fibres de carbone, le kevlar, ou les matériaux hybrides. Si les éléments structurants de cet avion sont aisément dissociables, sa principale qualiformelle est une très gran~e cohérence des formes : chaque élément participant totalement à l’équilibre de l’ensemble.

Cette cohérence est beaucoup moins évidente pour les Mirage 2000 et 2000N du même constructeur. Ici les réacteurs, les ailes et les ailerons semblent surajoutés au fuselage. À la différence du Rafale, la voilure du Mirage 2000 est placée sous les réacteurs, rassemblés sur la même tuyère. Du tait que les missiles ne sont pas parallèles au plan de voilure, la forme générale paraît moins équilibrée, moins cohérente que celle du Rafale.

À côté de ces avions de combat qui se situent dans la lignée classique de l‘aviation, une nouvelle génération est en train de naître : les « avions furtifs », joli nom destiné aux machines qui échappent aux détections radar. C’est de ce côté-là que l’on peut attendre aujourd’hui les principales innovations formelles.

Les américains travaillent deux modèles, le Lockheed F19 et le North trop 82 A TB ou A TF, tandis que les français pparent une version Rafale D (discret). Ils ont en commun une forme très particulière qui évoque le squale. Leurs surfaces de teinte noire sont plaquées de fibres de carbone epoxy, disposées comme des tuiles méticuleusement jointes et attachées. Les formes sont arrondies, aucun angle n’est toléré même à l’extrémité des ailes. Les sources de chaleur doivent être éliminées, de telle sorte que les entrées d’air du réacteur, placées normalement sur les flancs latéraux de lavion, se trouvent ici audessus du fuselage. Le plus étonnant de la série sera certainement le Northtrop 82 ATB, plique de « laile volante, de la Deuxième Guerre mondiale.

L’obligation de dissimuler dans un seul volume tout ce qui fait ordinairement saillie, entraîne les constructeurs à concevoir des volumes nouveaux dans ce domaine.

Les architectes ayant toujours été attentifs à l’évolution des formes et des technologies de laviation, Il y a fort à parier que l’on verra bientôt des projets-métaphores de ces avions furtifs !

Vers la liberté de l’apesanteur

Arrivant pratiquement au terme de ce que lronautique pouvait engendrer, la technique na 4 plus maintenant qu’à perfectionner les performances et la robotisation des techniques accumulées jusqu’ici.

L’astronautique en revanche ouvre un champ  » infini » à sa création. Le véritable trait d’union entre la terre et l’espace, qui mobilise tous les espoirs après l’échec tragique de Challenger, est aujourd’hui l’avion spatial Hermès. Ce projet de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) serait la première version technologiquement fiable.

Hermès est un avion spatial habité, destiné à assurer la liaison de la terre avec les stations orbitales et les plates-formes automatiques. Sa forme aérodynamique lui permet de planer en entrant dans l’atmosphère pour se poser intact, sur une piste. La voilure est du type delta sans empennage, l’habitacle est éjectable. La conception structurelle est en grande partie conditionnée par les problèmes thermiques rencontrés lors du retour dans l’atmosphère. Hermès comprendra une structure primaire en carbone-résine et en alliage d’aluminium. Les parties les plus exposées à la chaleur seront protégées par des composites de carbone et de silicium ; la partie avant est couverte d’écailles constituées du même type de matériau.

Dans l’espace, la partie supérieure d’Hermès se déploie en découvrant les cellules solaires qui lui permettent une autonomie énergétique partielle. La forme d’Hermès, sorte de raccourci de tous les engins de transport inventés par l’homme, est compacte et minimale, à mi-chemin entre le dauphin et la soucoupe volante, proche de la première génération d’avions furtifs par l’esprit de ses formes arrondies.

Cet avion spatial sera placé sur la tête de la fusée Ariane 5 pourvue de deux propulseurs à poudre.
Les fusées font depuis longtemps partie de notre paysage scientifique; il faut dire que leurs différences essentielles ne portent que sur leur taille, et sur quelques détails de  » modénature» que seuls les spécialistes peuvent déceler.

Et bientôt naîtront les premières stations orbitales…

L’état d’apesanteur est naturellement un cas que l’architecture ne rencontre pas (encore). Voir quelle architecture génèrent les créateurs des stations spatiales ne manque pas d’intérêt.

Les références au mode connu de la pesanteur se confrontent avec l’invention technique libérée de ces codes séculaires.

La station spatiale Columbus, en cours de construction, est la première du genre. Elle est constituée de trois éléments principaux: l’APM, module-laboratoire habitable qui sera attaché à la station orbitale internationale; le MTFF, module-laboratoire visitable mais automatique, et le PPF, ou plate-forme polaire destinée à l’observation de la terre. À ces éléments, Hermès se raccorde comme un culot de lampe, et permet ainsi à ses navigateurs d’assurer la maintenance de la station ou la livraison de matériel.

Les éléments de la station sont des sortes d’insectes aux antennes et aux ailes déployées. La triangulation, malgré l’apesanteur, reste la règle de caution de la rigidité et les éléments constituants sont mis bout à bout. Seule la partie habitée ou occupée par les instruments de mesure demeure compacte dans une architecture de scaphandre. Cette juxtaposition d’éléments, un peu comme si l’édifice spatial se déroulait le long d’un fil, génère des formes de machines de science-fiction.

Les antennes paraboliques et les cellules photo-électriques nous sont devenues familières et sont pour nous des signes ou des traces de la vie humaine de notre siècle. Cette première « maison de l’espace,, n’a conservé de notre culture historique que les découvertes les plus récentes de la recherche technologique.

Cette architecture sans sol n’a plus rien à voir avec nos tendances d’ici-bas. Nous la trouvons belle, elle fait partie de nos rêves, de notre culture, de nos mythes actuels, et elle nous suggère certainement d’autres métaphores qui nourriront l’architecture de demain.

L’architecture hantée par les étoiles ?

La référence à l’aviation hante depuis ses origines certains architectes, tant par ses ressources technologiques et les transferts possibles que par les signes qu’elle véhicule. L’architecture high-tech, puis maintenant. l’architecture techno puisent largement dans le vocabulaire aéronautique: Foster à Hong Kong, Rogers à Londres et à Quimper, Piano à Houston, Kenzo Tange à Tokyo, les architectes de l’IMA à Paris, font partie parmi beaucoup d’autres de cette tendance.

Mais on citera aussi des projets plus à l’écart des références obligatoires ou plus modestes : les cabinets dentaires de Nishina et d’Asano par Shin Takamatsu, au Japon, transcription quasi littérale de fusées en construction, ou la bibliothèque de prêt à Rennes par Jean-Philippe Pargade, métaphore de l’aile d’avion et de ses raccordements au fuselage. Quand ce ne sont pas les architectures, ce sont les détails qui puisent dans le vocabulaire aéronautique, leur structure ou leur texture. Détournés de l’industrie aéronautique, les matériaux composites, les assemblages hier par rivets et par boulons, aujourd’hui par colles ou par fusions, permettent d’autres expressions constructives.

L’aéronautique et l’astronautique construisent des objets à partir de contraintes extrêmement sévères. L’évolution des formes procède directement des découvertes issues des sciences les plus avancées. Nul esthétisme et pourtant ces objets sont beaux.

En caricaturant et dans le souci de repassionner le débat, on pourrait dire que l’architecture aujourd’hui se scandalise de la moindre contrainte et se préoccupe de soigner son apparence, ce qui donne rarement les projets les plus beaux. Et pourtant… accueillir les contraintes de réglementation et de qualité d’espace constitue la vocation fondamentale d’un projet.

On peut dès lors chercher des sources, des concepts, des images, dans d’autres domaines. L’art consiste alors à les abstraire, à « battre en brèche la naturalité du signe« , comme le disait Roland Barthes avec son ironique pertinence.

L’évolution de l’astronautique et de l’aéronautique sont à cet égard exemplaires. Nul ne conteste les emprunts formels à la nature. L’oiseau, le poisson inspirent les lignes des engins volants, mais pour leurs qualités aérodynamiques et non pour leurs formes plastiques. À mesure d’ailleurs que les modèles évoluent, cette référence devient plus abstraite, ténue. Elle s’abstrait de l’image. Quel oiseau se cache sous le Rafale?

Benoit Jullien

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