techniques & ARCHITECTURE 375 HABITER, bâtiments récents en Europe – 1987

Architectures : les images du désir

Autrefois les affiches vantant les mérites d’un produit s’appelaient de la réclame. Ensuite le même procédé s’est appelé la publicité. Aujourd’hui il est de bon ton de délaisser ce vocable pour celui — plus ambigu — de communication.

C’est que la pub s’insinue partout, occupe nos murs, nos écrans, nos magazines et de surcroît revendique des lettres de noblesse. Elle serait aujourd’hui un vecteur d’expression culturelle au même titre que le cinéma ou la musique. Elle n’existerait plus seulement pour le produit qu’elle vend mais par elle-même, objet livré à l’appréciation de tous indépendamment de sa vocation commerciale. Événement, objet ludique, elle dispose désormais, comme les arts les plus nobles, du signe de reconnaissance par excellence: un festival. Chaque année en effet, la Nuit des Publivores rassemble des milliers d’amateurs qui payent le prix fort pour avaler toute une nuit des spots publicitaires, français, étrangers, anciens, récents ou censurés. Phénomène culturel ? Force est de reconnaître que la pub occupe le devant de nos médias, colonise nos villes et peut-être même les esprits.

Assurément, une telle présence conduit à se poser quelques questions.

L’architecture et le plaisir

La fonction de base de la pub reste de susciter le désir, vocation qui ne saurait laisser indifférent. Depuis quelque temps, pour provoquer ce désir (d’une bière, d’un parfum ou d’une voiture) elle exploite des signes, des images d’architecture, manifestant ainsi – pour faire court – que l’architecture peut induire le désir. À l’heure où pourtant le débat architectural reste circonscrit à quelques cénacles, tandis que l’essentiel de la construction reproduit implacablement des modèles préétablis d’où toute invention est exclue, voilà qui laisse rêveur et pourrait nous servir de leçon.

L’architecture serait-elle alors un de ces secteurs du plaisir? À bien regarder les images des récentes campagnes, on s’aperçoit que l’architecture et la ville sont de plus en plus présentes, soit qu’elles apparaissent au premier degré, soit qu’elles jouent de l’ellipse ou du symbole.

La démarche la plus simple consiste à montrer une image claire, lisible, d’architecture ou de ville. Lorsqu’elle est identifiable, la ville revêt toujours des valeurs positives. Le prestige de Venise ou de San Francisco pour la bière Tuborg, fait résonner le jeu de mots et d’images associé au produit. Pour le parfum « Paris » d’Yves St Laurent l’image publicitaire pose le flaconnage sûrement l’évocation de la ville dans la campagne Skyrock: la ville est traitée en paysage, vue d’un balcon qui la domine. Il ne s’agit plus de la ville prestige mais de la ville vivante, source d’information, de mouvement, d’événements. Vue du balcon, écoutée, elle est transparente, riche et complexe mais surtout apprivoisée. Nous sommes loin ici, de la ville hostile représentée par la campagne Buggy. Là, le noir et blanc se substituent à la couleur et la caméra au ras du sol produit une image exacerbée de ville carcérale, verticale, étroite et dure. Les publicitaires jouent très bien de ce double régime de représentation de la ville. Dominée, vue d’un point de vue élevé la ville est une source, prise du sol, sans recul elle devient une menace d’écrasement, rappelant la Metropolis de Fritz Lang.

Encore sommes-nous dans le cas de figure, somme toute assez facile, de représentation du monde qui nous entoure »>. Le jeu publicitaire sait parfois aller plus loin, utiliser plutôt que représenter et finalement inverser la norme. La ville était jusqu’ici utilisée comme référence, elle devient jouet, espace retravaillé.

La ville, espace de l’affiche

Christo emballe le pont Neuf? À sa barbe la Samaritaine affiche« « Moi c’est la Samaritaine qui m’emballe». Ces événements culturels à fort retentissement médiatique, font ensuite carrière dans la publicité. Pour la Région Centre, à l’inverse de Christo, un enfant fait glisser le drap qui recouvre un lycée. De même, les colonnes de Buren au Palais Royal servent de décor à la campagne Sidonie Larizzi : « la création est toujours controversée».

Les murs peints refont leur apparition? Rue du Renard, sur un immeuble pignon, un chimpanzé n’en finit plus de dévorer des petits suisses dont les emballages s’accumulent à ses pieds. Après avoir bariolé nos villes de ses couleurs – la France est le pays occidental où l’affichage est le plus dense – la pub joue avec elles, réplique à ses métamorphoses et finalement crée de l’espace. Les affiches en relief ou animées ne valent pas toutefois cette très belle idée pour Jacques Esterel, où, profitant d’un chantier ouvert dans l’axe de l’avenue de la Grande-Armée , on installa un cadre d’affichage, évidé, à l’intérieur duquel se balançaient deux mannequins de bois. L’espace de l’affiche est cette fois tout simplement la ville.

La France jouit d’un privilège : la pub s’y exprime au second degré, par de l’humour, du clin d’oeil et de l’évocation. L’ère de la dénotation – « Omo est là, la saleté s’en va » – est révolue. Aujourd’hui on connote à tout propos: la bière est un bon moment, le chewing gum le bonheur même, et le parfum, toute la séduction possible. « Perrier c’est fou » · Mais le mode d’expression privilégié de la connotation est, plus encore que le slogan, l’image. N’oublions pas qu’il s’agit toujours de provoquer le désir du produit. Rien de tel dirait-on pour cela que l’associer aux images les plus sûres: la beauté, le luxe, le plaisir, l’amour. C’est à ce niveau d’évocation que la représentation de l’architecture dans la pub devient encore plus étonnante. Elle paraît par allusion, métaphore ou fragment. La publicité, à ce stade, met en évidence l’organisation symbolique des éléments d’architecture. Elle semble par exemple reconnaître des catégories opposables, ou du moins distinctes : il en est ainsi du style.

La plupart du temps, l’architecture appartient au XIXe ou procède résolument du style le plus contemporain. Ce double registre se manifeste particulièrement pour les appartements où la moulure s’oppose très clairement au store à lamelles. Dans le premier décor, la pub met en scène des produits renommés, associés aux valeurs bourgeoises – Charles Jourdan. Dans l’autre apparaissent plutôt les produits nouveaux, ou liés à des modes de vie moderne. Pour 1664 de Kronenbourg, le store abrite une scène d’adultère, tandis qu’Orly montre un homme dans une cuisine, laboratoire ultramoderne où le store est omniprésent.

Cette synecdoque (*) d’architecture ne laissé parfois qu’une trace horizontale sur la scène filmée. Infinitif qui au passage reprend la chaise Mackintosh pour asseoir l’homme nu. L’image publicitaire continue dans l’abstraction jusqu’à cette image graphique à partir du produit et en composant une sorte de façade, comme par exemple la campagne Scotch videocassette. Ce recours à l’abstrait ne se limite d’ailleurs pas à l’architecture; pour la campagne Kodak, c’est la peinture qui est prise pour référence.

Mais il s’agissait jusque là d’une abstraction en deux dimensions, l’image étant une métaphore du produit qui ne décrit pas directement le produit lui-même. La pub utilise de plus en plus une abstraction qui se développe en trois dimensions. L’image du produit s’attache à décliner de l’espace.

our les parfums, qui constituent un des grands thèmes de la publicité, le flaconnage a toujours entretenu des liens étroits avec la notion d’objet d’art. Mais pour la campagne Azzaro, ce flacon est l’occasion de générer de l’espace. L’image du flacon fonctionne comme un écho et crée l’espace lui-même; image assez belle qui renvoie au sillage du parfum. Ici c’est le contenu de flacon qui est évoqué. Mais il arrive que le contenu du flacon soit passé sous silence et que seul le flaconnage soit montré, le flacon dans ce cas devient un objet magnifié.

Dans ce cas, comme dans la campagne Y satis de Givenchy, le flaconnage devient une métaphore dont le concept est plus lisible. Les lignes, la matière, la mise hors d’échelle composent un ensemble très architecturé d’ordre symbolique.

Abstraction publicitaire et architecture contemporaine

L’image publicitaire tend à l’abstraction totale. On remarquera qu’il s’agit toujours de campagnes pour des objets de grand luxe : un parfum ou une voiture de série limitée. Dans ce cas le produit est signé comme une oeuvre d’art, c’est la griffe du parfumeur ou le sceau du constructeur. On évite toute mise en scène évocatrice, le slogan est utile, la simple évocation et la promesse du plaisir sont contenus dans le produit lui-même. Il suffit de montrer l’objet sans commentaire.

La pub ici accroche l’oeil ; le seul travail sur l’image remplace la mise en scène et induit tous les référents. Le flacon de parfum, l’angle ou le détail de la voiture, habituellement dénotés, remplacent le discours et se suffisent à eux-mêmes. Et c’est dans ce cas que s’exprime le travail le plus architectural, au sens littéral du terme, des publicitaires. Ils doivent en effet rechercher la forme, jouer avec la lumière, créer des contrastes, des surfaces et des textures. Ils présentent les objets sous forme de monuments à forts effets de perspectives, accentuant ici une ligne, là une courbe. Le parfum Nino Cerruti pour femme, dans Vogue, la Mercedes 560 SEL et la BMW318 i. La preuve que ce degré d’abstraction est réservé à la notion de luxe apparaît de manière particulièrement évidente dans le traitement que fait Vogue du parfum de Cerruti. La campagne réservée à la presse moins luxueuse est nettement plus explicite.

Le produit de luxe traité de manière abstraite est toujours un produit connu, dont le prestige n’est plus à démontrer. Cette totale abstraction publicitaire, par la manière dont elle est constituée, procède de la même démarche que celle qui induit l’architecture contemporaine. L’abstraction pure est la valeur première de la modernité, et c’est vrai que plus une pub est abstraite, plus elle est architecturée et plus elle est marquée de modernité. C’est sans doute la raison pour laquelle la pub use de concepts que l’on retrouve chez certains architectes. Les images des campagnes de Mercedes, BMW ou de certains parfumeurs ne sont pas sans évoquer les projets d’architectes aussi différents que Nouvel pour le Nemausus de Nîmes, Tschumi pour les Folies de la Villette, Koolhaas pour le théâtre National de Danse de La Haye, ou Gehry pour la Santa Monica Place. Ces architectes ont en commun l’utilisation de signes abstraits, issus du détournement d’autres champs de création (la publicité entre autres). Ils créent une architecture qui ne ressemble à aucune autre mais dont les relations se nouent avec d’autres champs de la création. Et c’est ainsi que l’architecture sortira peut-être de son ghetto culturel, de reproduction à l’infini d’auto-références. Une nouvelle tendance est peut-être en train d’émerger, qui, enfin, n’a plus rien à voir avec le style.

Benoit Jullien

Nous remercions particulièrement Jean-Pierre Cantorné, sémiologue de l’Agence F.C.B., qui a guidé notre analyse dans la plupart des campagnes citées dans cet article. B.J.

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