
techniques & ARCHITECTURE 376 Nord/Sud Identités critiques – 1987
LA NUIT, ESPACE DE LUMIÈRE
Artificielle sans être un artifice, la lumière peut être à part entière matière même de l’architecture. Henri Alekan signa l’image de tant de films, de la Belle et la Bête, aux rigoureux noirs et blancs des Ailes du désir. Yann Kersalé éclaire en plasticien, territoires et monuments. Jacques Rouveyrollis manipule les éclairs et les ombres des grands spectacles du showbiz. Ces maîtres de la lumière détiennent des savoirs qui ne sauraient aujourd’hui demeurer étrangers à la conception de l’architecture.
Voilà quatre-vingts ans que le cinéma, parce qu’il utilise le studio et compose des images riches de sens, joue de la lumière sur tous les modes. Parce qu’il représente de l’espace, parce qu’il travaille sur l’espace, le cinéma n’est pas si éloigné des préoccupations de l’architecture. Au cinéma, la lumière bénéficie d’un statut privilégié, participe officiellement de l’écriture cinématographique. Tenir la lumière artificielle pour une source de possibilités exploitable en architecture est une idée récente. » Le jeu correct et magnifique des volumes dans la lumière » de Le Corbusier était un jeu diurne dont la version nocturne n’était pas prise en compte. Dans le Mouvement Moderne, on ne parle de lumière électrique qu’à des fins strictement fonctionnelles. Il est vrai que les becs de gaz qui éclairaient nos villes ne sont pas si lointains.
La « crise du pétrole de 1974 » aidant, les efforts en la matière ont été limités, le manque de moyens succédant au manque de possibilités. De surcroît, les effets lumineux sophistiqués n’étaient pas jusqu’ici dans l’air du temps : les recherches avaient essentiellement pour but de prolonger la lumière du jour. À partir de la crise de l’énergie, les industriels ont intensifié leurs recherches et mis au point de nouvelles sources lumineuses à l’origine d’une gamme de produits dont les performances offrent aujourd’hui de multiples possibilités créatives. On peut rêver, dès lors, que l’architecture s’intéresse enfin à cette dimension et se dote d’un régime nocturne plus astucieux qu’un simulacre de plein jour. Il serait tout de même injuste de ne pas citer, au chapitre historique, les fêtes lumineuses offertes parfois à quelque bâtiment prestigieux, ces fameux » Sons et lumières » consciencieusement appliqués à éclairer de bas en haut un monument pourtant conçu pour recevoir la lumière en sens inverse – bizarrerie qui n’a jamais choqué personne.
L’architecture aurait sans doute grand bénéfice à profiter, en matière de lumière artificielle, de la culture du septième art, des arts plastiques et du spectacle.
Henri Alekan : les Ailes de la lumière
Henri Alekan est un maître de la lumière dont la renommée pourtant, ne passe guère le cercle des professionnels du cinéma. Il est vrai que la mémoire des cinéphiles se contente le plus souvent du nom des acteurs et de celui du metteur en scène. Il est vrai aussi qu’Henri Alekan est d’une modestie émouvante et ne songe nullement à occuper le devant des scènes médiatiques. Il mériterait pourtant les honneurs les plus rares tant sa filmographie et bien sûr le travail remarquable qu’il accomplit, sont impressionnants. Qu’on juge plutôt: Alekan a signé la photographie des plus grands films, de Quai des brumes à La Belle captive en passant par La Belle et la Bête et Les Amants de Vérone. ll aura tourné avec Marcel Carné, Jean Cocteau, Henri Verneuil, Julien Duvivier, G.W. Pabst, Jean-Pierre Melville, Abel Gance, Terence Young et plus tard Joseph Losey, Alain Robbe-Grillet et Wim Wenders qui lui rend hommage, de manière discrète mais chaleureuse dans son dernier film Les Ailes du désir, où le nom d’Alekan apparaît plusieurs fois, notamment sur les roulottes du cirque. Alekan, au cours de notre entretien, note que « nous naissons, nous vivons, nous mourons dans la lumière solaire, (qu’elle) nous est aussi nécessaire que l’oxygène». Cette idée de lumière solaire nécessaire guide son travail pour chacun de ses films. « La lumière donne à voir mais aussi à penser. » Le travail d’Alekan – aujourd’hui synthétisé dans un magnifique ouvrage Des lumières et des ombres où l’on sent l’influence de la pensée structuraliste – s’inspire d’une analyse de la peinture. « Le climat, lumière directionnelle sous-entend que toute la structure image et par conséquent sa signification revêtira une forme dont le principe de base sera le modèle » obtenu au moyen d’une véritable architecture d’ombres et de lumière, comparable à une musique visuelle et qui se dessine d’abord dans la pensée de son auteur, avant de se traduire en surfaces et volumes sur lesquels la lumière crée des zones d’attraction et de répulsion grâce au jeu de l’alternance des clairs et des sombres, des blancs et des noirs. C’est par cette configuration que le regard est soumis à un itinéraire rythmique, les plans et les surfaces de lumière jouent le rôle attractif instantané, tandis que les plans d’ombres jouent un rôle répulsif. Le regard est guidé par cette architecture.,,
De cette structuration de l’espace photographique en série de plans, de lignes, d’oppositions, de faisceaux qui ont tous une signification résulte une matière lumineuse propre à chaque film et soigneusement cultivée des premières aux dernières images, de telle sorte que la lumière devient un discours qui se superpose au discours du scénario. Celui-ci comporte d’ailleurs très peu d’indications de lumière, laissant le champ libre à l’imaginaire du directeur de la photographie.
Alekan traite la lumière comme un matériau de construction de l’image et l’envisage plus comme élément physique, mesurable, que comme élément psychologique · dans ses relations avec l’homme. Cette dernière dimension est évidemment celle qui fascine le plus Alekan, qui s’est beaucoup interrogé sur les relations entre l’homme et la lumière et sur l’angoisse qui le tenaille quand tombe la nuit. » Le soleil, dit Alekan, nous relie à la terre. Il projette notre ombre sur le sol et sans cette ombre nous flottons dans un espace indéfini, donc angoissant. La tombée du jour, la lumière diffuse nous privent de cet amarrage apaisant. Pour les intérieurs, toute la question est de savoir comment la répartition des flux de lumière va toucher notre intériorité, comment la lumière artificielle, selon les lieux et les formes qu’elle va prendre et selon la coloration qu’on va lui donner, va faire ressentir la nuit.“
Il est d’ailleurs frappant de remarquer que cette lumière diffuse que l’on rencontre dans les bureaux, les lieux publics et les musées ne provoque pas d’ombre, d’où cette impression de flottement et d’anonymat. C’est qu’en architecture, on fait de l’éclairage et non de la lumière au sens psychologique et symbolique du terme. On s’attache à élaborer une architecture qui a du sens, mais la lumière qui a du sens et qui prolongerait, la nuit, les impressions liées à l’organisation du bâtiment (ou en inventerait une autre) reste à trouver.
Chez les peintres – Rembrandt, Georges de La Tour, Goya – Alekan puise cette lumière composite, mélange de lumière naturelle et de lumière artificielle, qui prennent successivement le pas l’une sur l’autre et produisent ainsi un imperceptible changement de l’ambiance du lieu. Alekan travaille en studio, atelier obscur dont il doit faire surgir les volumes et les espaces matériels mais aussi immatériels. La lumière anti-solaire intervient alors en fonction d’un thème. L’architecture et les flux de cette lumière suggèrent l’angoisse ou au contraire, l’émerveillement. Elle nous emporte dans un au-delà que la lumière naturelle ne permet pas d’approcher.
« C’est là, et non ailleurs, que la lumière appose l’irréel de ses structures sur le réel du monde des formes.“
Voilà qui pourrait être transcrit en architecture, chaque bâtiment faisant l’objet d’une étude afin que la lumière artificielle, lorsqu’elle succède à la lumière naturelle, soit adaptée aux différentes fonctions d’un même lieu et en signifie l’usage. La rénovation du Théâtre des Champs-Élysées, par exemple, n’a pas pris en compte les nouvelles recherches sur la lumière. L’éclairage est diffus comme au XIXe siècle, sans accent sur tel ou tel élément de l’espace (fresques par exemple) et l’ambiance du théâtre s’en ressent tristement.
Certains d’ailleurs ont commencé à exploiter ce domaine comme Yann Kersalé dont la récente intervention sur le Grand Palais a marqué les esprits.
Yann Kersalé : Les rythmes de la lumière.
À l’occasion du Salon des Artistes Décorateurs en novembre dernier, Yann Kersalé, plasticien qui s’est attaché à prendre la lumière comme matériau de ses créations. avait conçu un éclairage circonscrit à la partie supérieure du bâtiment, c’est-à-dire aux voûtes métalliques vitrées. De l’intérieur, Kersalé fait diffuser une lumière bleue, tandis qu’à l’extérieur du bâtiment un chapelet de lumières blanches souligne les lignes de force de la structure métallique.
La lumière bleue, qui est une référence à la clarté des fenêtres du XXe siècle, régie par l’écran des téléviseurs en marche, obéissait à une variation régulière par un système de liaison à l’horloge atomique de l’Observatoire de Pans. En revanche, les lumières blanches étaient soumises à un rythme aléatoire. La superposition des deux rythmes (pulsation lente de quatre secondes pour la lumière bleue, moins progressive mais aléatoire pour la lumière blanche) imprimait au Palais un rythme à la fois régulier et irrégulier qui est le signe même de la vie.
En 1986, à la Pointe de la Torche en Bretagne, Yann Kersalé installe une série de projecteurs, sortes de grandes torches dont la forme évoque à la fois le menhir et le scaphandrier. Reliés à un site archéologique fameux, à une tombe datant de 4220 avant J.-C., les projecteurs sont également régis par des capteurs sous-ma:ins qui modifient !!intensité lumineuse en fonction des flux marins. Pendant quelques semaines, la Pointe de la Torche aura tracé dans la nuit « l’encéphalogramme de la mer».
Kersalé relie toujours la lumière à la vie. Aucune construction lumineuse n’est fixe dans son travail.
À Cannes, pour le nouveau Palais des Festivals que les Cannois ont tout de suite appelé le Blockhaus, il a pour mission de restituer un effet de transparence. Il décide de conférer au bâtiment, non pas une transparence réelle, mais une métaphore de transparence. Pour cela, il reprend les lignes majeures du bâtiment par des lumières qu’il connecte par un système d’ordinateur à ce qui se passe à l’intérieur du Palais. Le flux des visiteurs, les événements modulent l’intensité lumineuse des éléments de façade, dont les variations seront intimement liées à la vie du bâtiment.
À Cap Kennedy, il utilise les anciennes plates-formes de lancement des fusées sur lesquelles la vie reprend lentement: les fourmis et d’autres insectes ont repris là leurs quartiers. D’immenses projecteurs diffusent des faisceaux lumineux modulés par les mouvements ténus de ces insectes dont des capteurs très fins enregistrent les infimes mouvements.
Yann Kersalé est un architecte de la nuit dont le projet est de travailler un jour sur des bâtiments plus quotidiens dont il imaginerait la version nocturne. Refusant totalement les principes jusqu’ici observés pour les Sons et lumières, Kersalé, qui doit intervenir l’été prochain sur la cathédrale de Limoges, imagine de mettre en évidence par une architecture de lumière les neuf siècles qui ont été nécessaires à la construction de la cathédrale. Les vitraux, à cette occasion, seront lisibles de l’extérieur, soit à l’inverse du possible ordinaire.
Jacques Rouveyrollls : les Illusions magiques du show-biz
Alors que Yann Kersalé travaille sur l’espace et l’architecture, Jacques Rouveyrollis » lightning designer » a marqué les esprits avec ses jeux de lumière pure pour le spectacle de Johnny Halliday, Michel Sardou ou Jean-Michel Jarre. Pour Rouveyrollis, la lumière est une pâte qu’il travaille par grands faisceaux, grands plans ou bien au contraire par lignes brutales. Grand artificier du show-biz, il crée des illusions de décor qui se superposent les unes aux autres: en fond de scène une ville, le profil d’un monument, ou l’envers d’une surface lunaire. La lumière travaille ici avec le concours de la fumée sur laquelle elle accroche ses couleurs et ses volumes.
Il y a dans les techniques de Rouveyrollis une féerie formidable et savante qui sait donner aux salles les plus petites, comme aux plus immenses, la même impression grandiose et saisissante. Jacques Rouveyrollis ne se cantonne pas pour autant aux spectacles de variété. Il règle aussi les lumières de nombreuses pièces de théâtre et (signe que la musique contemporaine peut se soucier parfois de mêler les genres pour le plaisir du public) a conçu le spectacle de François Bayle Sons, vitesse, lumière, il y a trois ans.
Rouveyrollis est sans doute un maître de la lumière instinctive, de la féerie des couleurs, des contrastes des volumes et des aplats dont on a toujours l’impression qu’il les organise de ses mains, comme s’il modelait une palette en volume. Rouveyrollis a inventé la lumière matière et la traite avec ce luxe de 14 juillet qui plonge le public dans des jubilations d’enfance retrouvée.
Alekan, Kersalé et Rouveyrollis s’accordent pour considérer que les techniques d’éclairages offrent aujourd’hui beaucoup plus de possibilités qu’on n’en utilise encore. Les industriels jouent un rôle effectif dans cette quête. Ainsi, Philips, qui participe pleinement aux créations de Yann Kersalé, travaille pour que la lumière soit prise en compte dès l’origine des projets d’architecture.
Ce qui était jusqu’ici réservé à la scénographie peut aujourd’hui s’appliquer à la ville. Les techniques s’accélèrent, la gradation des courants haute fréquence, les commandes à distance et l’intervention de l’ordinateur peuvent aujourd’hui tout permettre. Les nouvelles tendances sont à la miniaturisation et les dichroïques, dont la chaleur est repoussée vers l’extérieur au lieu de suivre le faisceau lumineux, devraient permettre encore d’imaginer de nouvelles utilisations.
On peut donc penser – et souhaiter – que la lumière devienne pour l’architecture une nouvelle donne et entraîne le développement d’un traitement inventif du régime nocturne des bâtiments. Des architectes comme Foster ou Piano ont déjà commencé à travailler dans ce sens, le Centre Pompidou est un des rares bâtiments qu’on s’applique aussi à photographier de nuit.
La nuit aujourd’hui ouvre ses portes à l’imagination des architectes de la lumière. La nuit fait lever les rêveries les plus magiques. Elle est un espace libre et lisse que la lumière peut ourler, sculpter, construire à sa guise. La lumière, cette marque de l’homme. La nuit devient un envers du décor, un autre point de vue, elle sert une illusion fantastique ou fantasmagorique.
Lorsqu’on navigue à la nuit tombée, le ciel et la terre ne se distinguent plus, l’horizon disparaît. Seuls demeurent au loin les ports comme de menues étoiles, les grands navires comme des villes ensommeillées et le rappel sourd et mélancolique des bouées sonores. La nuit appelle.
Benoit Jullien
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